CHAPITRE 25

 

La météo était meilleure en Europe. Nous avons quitté la navette suborbitale aveugle sur le tarmac et marché jusqu’au terminal sous un soleil brûlant qui transperçait mes fringues. Le ciel au-dessus de nous était bleu d’un bout à l’autre de l’horizon et l’air était sec. D’après les indications du pilote, c’était le début de l’après-midi, ici. J’ai retiré mon blouson.

— Une limousine devrait nous attendre, a dit Trepp par-dessus son épaule.

Nous avons traversé le terminal sans autre formalité, ainsi qu’une zone microtempérée où des palmiers et d’autres arbres tropicaux moins reconnaissables s’élevaient vers le plafond de verre. Une légère bruine sortait des diffuseurs, rendant l’air agréablement humide après la sécheresse de l’extérieur. Des enfants jouaient dans les allées entre les arbres, coexistant de manière pacifique avec de vieilles personnes assoupies sur des bancs en fer forgé. Les générations intermédiaires étaient réunies autour de tables de café, leurs conversations accompagnées par plus de gestes qu’à Bay City. Ils paraissaient ignorer les contraintes de temps et d’horaires qui gouvernaient la plupart des terminaux.

J’ai ajusté mon blouson sur mon épaule de façon à cacher mon arme, et j’ai suivi Trepp à travers les arbres. Mon geste n’a pas été assez rapide pour échapper au regard de deux gardes placés sous un palmier, ainsi qu’à celui d’une petite fille qui s’avançait vers nous. Trepp a fait un signe aux gardes et ils se sont détendus. Nous étions attendus. La petite fille n’était pas aussi facile à corrompre. Elle m’a regardé avec de grands yeux jusqu’à ce que je mime un pistolet avec mes doigts et que je lui tire dessus avec force effets sonores. Dévoilant ses dents dans un grand sourire, elle s’est cachée derrière le banc le plus proche. Elle a continué à me tirer dans le dos jusqu’à ce que nous sortions.

Trepp m’a fait dépasser une rangée de taxis et nous sommes arrivés devant une limousine anonyme noire garée dans la zone de parking interdit. Un instant plus tard, je savourais le confort luxueux des fauteuils automoulants d’un gris pâle et de l’air conditionné.

— Dix minutes, a-t-elle promis alors que nous nous élevions dans les airs. Que pensez-vous du microclimat ?

— Très sympa.

— Il y en a partout dans l’aéroport. Les week-ends, les gens viennent y passer la journée. Bizarre, non ?

J’ai grogné et regardé la vitre tandis que nous virions au-dessus d’une importante cité. Au-delà, une plaine poussiéreuse s’étendait à l’horizon sous le bleu presque douloureux du ciel. Au loin, on distinguait des montagnes.

Voyant que je n’avais pas envie de parler, Trepp s’est branché un jack de téléphone derrière l’oreille. Une autre puce interne. Ses yeux se sont fermés quand elle a commencé son appel, et j’ai ressenti l’impression de solitude habituelle auprès de quelqu’un qui utilise un jack.

La solitude m’allait parfaitement.

En vérité, je m’étais montré un piètre compagnon de voyage. Dans la cabine de la navette, je m’étais isolé progressivement, malgré l’intérêt évident de Trepp pour mon passé. Elle avait enfin abandonné l’idée de me tirer des anecdotes sur Harlan et les Corps, et avait essayé de m’apprendre des jeux de cartes. Par une sorte de vague politesse, j’avais accepté de participer, mais deux est loin d’être un nombre idéal pour les cartes et le cœur n’y était pas. Nous avons atterri en Europe en silence, chacun feuilletant son propre choix d’infos fournies par la base média de l’appareil. Malgré l’apparente désinvolture de Trepp, j’avais du mal à oublier les circonstances de notre dernier voyage.

Sous nos pieds, la plaine a cédé la place à des collines de plus en plus verdoyantes, pour se transformer en une vallée où les forêts semblaient se refermer sur une structure humaine. Quand nous avons commencé notre descente, Trepp s’est débranchée avec un clignement de paupières qui signifiait qu’elle n’avait pas déconnecté en premier les synapses de la puce (une attitude déconseillée par la plupart des fabricants), mais elle se la jouait peut-être. Je l’ai à peine remarquée. J’étais plus intéressé par notre destination.

C’était une énorme croix de pierre, la plus grande que j’aie jamais vue, érodée par le temps. La limousine est descendue en spirale et je me suis rendu compte que celui qui avait construit ce monument l’avait installé sur un énorme rocher pour donner l’impression d’une épée titanesque plantée dans le sol par un dieu guerrier en retraite. La croix était en parfaite harmonie avec les dimensions des montagnes, comme si nul être humain n’avait pu la placer là.

Les terrasses de pierre et les bâtiments au pied du rocher, eux-mêmes monumentaux, semblaient minuscules près de cet énorme artefact.

Trepp me regardait, les yeux brillants.

La limousine s’est posée sur une terrasse et je suis descendu, en clignant des yeux au soleil.

— Le bâtiment appartient aux catholiques ? ai-je demandé.

— Appartenait, a répondu Trepp en se dirigeant vers une porte d’acier installée dans le rocher. Quand elle était neuve. C’est une propriété privée à présent.

— Comment est-ce possible ?

— Il faut demander à Ray.

C’était au tour de Trepp de se désintéresser de la conversation. On aurait dit que la structure faisait résonner en elle une partie différente de sa personnalité, ou de son héritage. Elle s’est approchée des portes comme si elle était attirée par un aimant.

Celles-ci se sont ouvertes devant nous avec un bourdonnement, puis se sont arrêtées en laissant un espace de deux mètres. J’ai fait un signe à Trepp ; en haussant les épaules, elle a franchi le seuil. Des deux côtés, quelque chose de gros, comme une araignée, a bougé sur les murs dans la pénombre. J’ai glissé la main sur la crosse du Nemex, sachant que c’était futile. Nous étions dans le domaine des géants.

Des canons de la taille d’un homme ont émergé et les deux robots nous ont reniflés. Le calibre était le même que celui du système de défense du Hendrix et j’ai lâché mes armes. Avec un cliquettement insectoïde, les unités automatiques se sont reculées et ont grimpé dans leur nid. À la base des deux alcôves qui les accueillaient, j’ai distingué des anges de fer armés d’épées.

— Venez, a dit Trepp, la voix résonnant dans le silence de la cathédrale. Si nous voulions vous tuer, vous croyez que nous vous aurions conduit jusqu’ici ?

Je l’ai suivie sur les marches de pierre, puis dans la salle principale. Nous nous trouvions dans une basilique gigantesque dont le plafond se perdait dans l’obscurité. Devant nous s’élançait un autre escalier, menant à une section plus étroite, plus éclairée. Le toit était voûté au-dessus des gardiens, deux statues de pierre aux mains posées sur de lourdes épées, leurs lèvres déformées en un sourire méprisant.

J’ai senti mes lèvres se tordre en réponse. Dommage que je n’aie pas d’explosifs.

À l’extrémité de la basilique, des objets gris flottaient dans l’air. Un instant, j’ai cru qu’il s’agissait d’une série de monolithes soulevés par un champ de force, puis l’un d’eux a tourné sous l’effet d’un courant d’air glacé et j’ai compris de quoi il s’agissait.

— Impressionné, Takeshi-san ?

La voix, le japonais élégant, m’a frappé comme un choc dû au cyanure. Sous la force de l’émotion, ma respiration s’est bloquée et un courant a parcouru le neurachem qui s’activait. Je me suis tourné lentement vers la voix. Quelque part, sous mon œil, un muscle a tressailli. Je faisais un effort conscient pour ne pas céder à la violence.

— Ray, ai-je dit en amanglais. J’aurais dû comprendre sur la piste de décollage…

Reileen Kawahara est apparue dans la salle circulaire et s’est inclinée ironiquement. Puis elle a repris la parole, dans un amanglais parfait.

— Vous auriez pu, en effet. Mais s’il y a une chose que j’apprécie chez vous, Kovacs, c’est votre infinie capacité à être surpris. Malgré votre passé de vétéran, vous restez innocent. En ces temps troublés, l’exploit n’est pas mince. Comment faites-vous ?

— C’est un secret. Il faut être humain pour le comprendre.

L’insulte est passée inaperçue. Kawahara a regardé le sol de marbre.

— En effet. Nous avons déjà discuté de ce sujet.

Mon esprit est retourné à New Beijing, aux structures de pouvoir cancéreuses créées là-bas par Kawahara, aux cris discordants des torturés auxquels j’associais désormais son nom.

Je me suis approché d’une des formes grises et je lui ai mis une claque. La surface était souple sous ma main et le cocon s’est balancé sur ses câbles. Quelque chose a remué à l’intérieur.

— Pare-balles, n’est-ce pas ?

— Mmm, a répondu Kawahara en penchant la tête sur le côté. Ça dépend de la balle, j’imagine. Mais résistant aux impacts, certainement.

J’ai réussi à me tirer un rire.

— Une matrice pare-balles ! Il n’y a que vous, Kawahara… que vous pour blinder vos clones et les enterrer sous une montagne…

Elle s’est avancée dans la lumière et une vague de haine est montée en moi et a déferlé au creux de mon estomac. Reileen Kawahara se targuait d’être née dans les bidonvilles contaminés de Fission City, en Australie-Occidentale, mais, si c’était vrai, elle avait depuis longtemps effacé toute trace de ses origines.

Reileen avait la prestance d’une danseuse, un corps équilibré et séduisant sans pour autant entraîner une réponse hormonale immédiate, un visage d’elfe intelligent. C’était l’enveloppe qu’elle portait à New Beijing, une enveloppe cultivée à l’unité et sans implant artificiel. Un organisme pur, dont la beauté était élevée au niveau de l’art. Kawahara l’avait habillée de nuit. Sa jupe en pétales de tulipe descendait à mi-mollet et son chemisier de soie cascadait sur son torse comme de l’eau noire. Ses chaussures ressemblaient aux mules employées dans les vaisseaux spatiaux, mais avec un petit talon. Ses cheveux auburn coupés court étaient coiffés en arrière. Elle ressemblait au mannequin d’une publicité pour un fonds d’investissement un peu sexy.

— Le pouvoir est souvent enterré, a-t-elle dit. Pensez aux bunkers du Protectorat sur Harlan. Ou aux cavernes où vous ont dissimulé les Corps diplomatiques pendant qu’ils vous recréaient à leur image. L’essence même du contrôle est d’être insoupçonnable, non ?

— Si j’en juge de la façon dont j’ai été manipulé cette semaine, je dirais oui. Bon… Votre petit discours est terminé ?

— En effet, a dit Kawahara en jetant un regard à Trepp, qui s’est éclipsée dans l’obscurité, le nez en l’air, comme une touriste. Vous savez, j’imagine, que je vous ai recommandé à Laurens Bancroft.

— Il l’a mentionné.

— Oui, et si votre hôtel s’était montré un peu moins psychotique, la situation ne nous aurait pas échappé. Nous aurions pu avoir cette conversation la semaine dernière et éviter des désagréments inutiles. Il n’était pas dans mes intentions que Kadmin vous agresse. Ses instructions étaient de vous ramener ici vivant.

— Il y a eu un changement de programme, ai-je dit, cherchant un siège. Kadmin n’a pas suivi vos instructions. Il a essayé de me tuer ce matin.

Kawahara a eu un geste agacé.

— Je sais. C’est pourquoi vous avez été conduit ici.

— Vous l’avez libéré ?

— Bien sûr.

— Alors qu’il allait se retourner contre vous ?

— Il a dit à Keith Rutherford qu’il pensait ne pas être utilisé à son meilleur avantage en détention. Qu’il serait difficile pour lui d’honorer son contrat envers moi dans une telle position.

— Subtil.

— N’est-ce pas ? Je n’ai jamais su résister à une négociation sophistiquée. J’ai pensé qu’il avait gagné son réinvestissement.

— Vous vous êtes donc servi de moi comme balise, vous l’avez tiré de là et transmis à Carnage pour un réenveloppement… (J’ai fouillé mes poches et trouvé les cigarettes d’Ortega. Dans la pénombre de la basilique, le paquet familier était comme une carte postale d’un autre univers.) Pas étonnant que le Panama Rose n’ait pas terminé de décanter son deuxième combattant quand nous sommes arrivés. Ils devaient juste avoir achevé d’envelopper Kadmin. Ce fils de pute est sorti de là dans un corps de Martyr de la main droite de Dieu…

Kawahara a hoché la tête.

— À peu près au moment où vous êtes montés à bord. Si j’ai bien compris, il a joué le rôle d’un ouvrier et vous êtes passés juste à côté de lui. Je préférerais que vous ne fumiez pas ici…

— Kawahara, je préférerais que vous mouriez d’une hémorragie interne, mais je ne pense pas que vous allez me faire ce plaisir.

J’ai allumé la cigarette et je me suis souvenu. L’homme agenouillé sur le ring. J’ai rejoué la scène au ralenti. Sur le pont du navire arène. Le visage qui s’était tourné vers nous à notre passage. Il avait même souri. Le souvenir m’a fait grimacer.

— Vous n’êtes pas assez courtois pour un homme dans votre position, a dit Reileen. Votre vie est en danger et je suis en position de la sauver.

Il me semblait détecter une inflexion agacée. Malgré son célèbre self-control, Reileen Kawahara avait autant de mal à supporter l’irrespect que Bancroft, le général MacIntyre ou les autres puissants auxquels j’avais été confronté.

— Ma vie a déjà été menacée, ai-je répondu. Souvent à cause de sacs à merde comme vous qui avaient décidé de contrôler les événements à grande échelle. Vous avez déjà laissé Kadmin approcher, beaucoup trop près pour ma santé. Je suppose qu’il a utilisé votre putain de localisateur virtuel.

— Je l’avais envoyé vous chercher, a répondu Kawahara en serrant les dents. Il m’a désobéi de nouveau.

— Sans blague ! ai-je dit en me frottant l’épaule par réflexe. Et je suis censé vous faire confiance la prochaine fois ?

— En effet, a dit Kawahara en traversant la salle. Vous le pouvez, et vous le savez. Je suis l’une des sept personnes les plus puissantes de ce système solaire. J’ai accès à des forces que le commandant général opérationnel des NU tuerait pour obtenir…

— Cette architecture vous monte à la tête, Reileen. Vous ne m’auriez même pas trouvé si vous n’aviez pas surveillé Sullivan. Comment allez-vous mettre la main sur Kadmin ?

— Kovacs, Kovacs… (Reileen tremblait presque, comme si elle réprimait l’envie de m’enfoncer les pouces dans les orbites.) Savez-vous ce qui se passe dans les rues de n’importe quelle ville de la Terre, dès que je décide de chercher quelqu’un ? Avez-vous une idée de la facilité avec laquelle vous pourriez mourir, ici et maintenant ?

J’ai tiré sur la cigarette et je lui ai soufflé la fumée dessus.

— Comme votre fidèle employée Trepp me l’a si bien dit il y a moins de dix minutes, pourquoi m’amener ici pour me tuer ? Vous voulez quelque chose de moi. Quoi ?

Reileen a inspiré. Profondément. Son visage a retrouvé son calme et elle a reculé de deux pas, se détournant de l’affrontement.

— Vous avez raison, Kovacs. Je vous veux en vie. Si vous disparaissez maintenant, Bancroft recevra le mauvais message.

— Ou le bon, ai-je dit en regardant d’un air absent un texte gravé dans la pierre à mes pieds. Vous l’avez grillé ?

— Non, a répondu Kawahara, presque amusée. Il s’est tué.

— Ben voyons !

— Que vous me croyiez ou non n’a pas d’importance, Kovacs. Je veux que ce soit la conclusion de l’enquête. Une conclusion claire et acceptée de tous.

— Par quel miracle ?

— Je m’en moque. Inventez quelque chose. Vous êtes un Diplo… Convainquez Bancroft. Dites-lui que le verdict de la police était correct. Fabriquez un motif, trouvez un coupable si nécessaire. Je ne m’inclus pas dans cette catégorie.

— Si vous ne l’avez pas tué…, s’il s’est grillé la tête lui-même, pourquoi vous en mêlez-vous ? Où est votre intérêt ?

— Ce n’est pas le sujet de la discussion.

J’ai hoché la tête.

— Et où est le mien ? Que vais-je gagner à « conclure » ?

— À part les cent mille dollars ? a demandé Kawahara en inclinant la tête d’un air intrigué. Eh bien, je crois savoir que d’autres parties vous ont fait des offres récréatives très généreuses ! De mon côté, je prendrai les dispositions nécessaires pour que Kadmin ne vous touche plus.

J’ai regardé le texte à mes pieds en réfléchissant aux sous-entendus de ce qu’elle venait de dire.

— « Francisco Franco », a dit Kawahara, croyant que je cherchais à lire. Un tyran minable de jadis. Il a fait construire cet endroit.

— Trepp a dit que le bâtiment appartenait aux catholiques…

Kawahara a haussé les épaules.

— Un tyran minable hanté de chimères religieuses. Le catholicisme et la tyrannie sont bons amis. Ils sont issus de la même culture.

J’ai jeté un œil autour de moi, à la recherche des systèmes de sécurité.

— Ouais, on dirait. Bon, laissez-moi résumer. Vous voulez que je fasse avaler un mensonge énorme à Bancroft, en échange de quoi vous rappelez Kadmin… que vous avez lancé sur moi en premier lieu. C’est le marché ?

— C’est, comme vous dites, le marché.

— Alors allez vous faire mettre, Kawahara, ai-je dit en lâchant ma cigarette et en l’écrasant du talon. Je vais tenter ma chance avec Kadmin et dire à Bancroft que vous l’avez probablement fait tuer. Voilà. Alors ? Vous voulez toujours me garder en vie ?

Mes mains étaient ouvertes, avides de serrer la lourde masse d’une crosse de pistolet. J’allais coller trois balles de Nemex dans la gorge de Kawahara, à hauteur de pile, puis avaler le canon et me faire sauter la mienne. Kawahara avait sûrement une liaison à distance mais, putain, parfois, il faut savoir prendre des décisions ! Et un homme ne peut pas repousser trop longtemps son désir de mort.

Ça aurait pu être pire. Ça aurait pu être Innenin.

Kawahara a secoué la tête. Elle souriait.

— Toujours le même, Kovacs. Du bruit, de la fureur, aucun sens pratique. Un romantisme nihiliste. Vous n’avez donc rien appris depuis New Beijing ?

— Il y a des arènes si corrompues que les seuls actes honnêtes possibles sont nihilistes.

— Laissez-moi deviner… Quell ? Je préfère citer Shakespeare, mais je doute que la culture coloniale remonte jusque-là…

Elle souriait encore, son corps prenant la pose, comme un gymnaste du théâtre corporel prêt à se lancer dans une aria. Un instant, j’ai eu la conviction hallucinatoire qu’elle allait effectuer une danse, sur le rythme de merde diffusé par les haut-parleurs dissimulés dans le dôme au-dessus de nos têtes.

— Takeshi, où avez-vous acquis la conviction que tout pouvait être résolu par une brutalité simpliste ? Pas chez les Diplos, j’espère. Dans les gangs de Newpest ? Est-ce la faute des volées données par votre père quand vous étiez enfant ? Pensiez-vous vraiment que je vous permettrais de refuser ? Pensiez-vous que je viendrais les mains vides ? Réfléchissez. Vous me connaissez.

Le neurachem bouillonnait en moi. Je l’ai retenu, comme un parachutiste attendant l’autorisation de sauter.

— D’accord, ai-je dit d’un ton neutre. Impressionnez-moi.

— Avec plaisir.

Fouillant dans la poche de son chemisier, Kawahara a sorti un petit holofichier et l’a activé d’une pression de l’ongle du pouce. Les images se sont développées dans l’air et elle me l’a passé.

— Les détails sont pour la plupart en jargon légal, mais vous comprendrez l’idée…

J’ai saisi la sphère lumineuse comme s’il s’agissait d’une fleur empoisonnée. Un nom a jailli vers moi :

Sarah Sachilowska…

Suivi de la terminologie officielle d’un contrat, comme si un immeuble s’écroulait sur moi au ralenti.

« En stockage privé… »

« En détention virtuelle… »

« Période illimitée… »

« Sujet à la discrétion des NU… »

« Sous la responsabilité du complexe judiciaire de Bay City… »

La vérité m’a parcouru comme une décharge. J’aurais dû tuer Sullivan quand j’en avais eu l’occasion.

— Dix jours, a dit Kawahara en étudiant mes réactions. C’est le temps qu’il vous reste pour convaincre Bancroft que l’enquête est terminée avant de disparaître. Une minute de retard, et Sachilowska entre en virtuel dans une de mes cliniques. Une nouvelle génération de logiciels d’interrogatoire est arrivée sur le marché ; je m’assurerai personnellement qu’elle les teste tous.

L’holofichier est tombé par terre avec un craquement sec. J’ai bondi sur Kawahara, les lèvres retroussées. Un grognement sourd qui n’avait rien à voir avec mon entraînement de combat montait dans ma gorge et mes mains se sont crispées. Je sentais déjà le goût de son sang.

Le canon froid d’une arme s’est posé sur mon cou avant que j’aie pu faire la moitié du chemin.

— Je vous le déconseille, a chuchoté Trepp dans mon oreille.

Kawahara s’est approchée.

— Bancroft n’est pas le seul capable d’acheter la libération des criminels coloniaux à problèmes. Le directeur du complexe de Kanawage a été ravi quand je suis venu le voir deux jours plus tard avec une offre pour Sachilowska. Il pense qu’une fois sur un autre monde les chances que des criminels comme vous ou Sarah aient assez d’argent pour s’offrir le billet de retour sont minces. Être payé pour se débarrasser de vous… C’était trop beau pour être vrai. Il espère sans doute que la mode va prendre… (Reileen a passé un doigt sur mon revers.) Et quand on voit les performances du virtuel en ce moment, c’est peut-être en effet une mode à lancer.

Le muscle sous mon œil a tressauté violemment.

— Je vais te tuer, ai-je murmuré. Je vais t’arracher le cœur et le bouffer. Je vais faire écrouler cet endroit sur…

Kawahara s’est penchée vers moi ; nos visages se touchaient presque. Son haleine sentait légèrement la menthe et l’origan.

— Non. Vous allez faire ce que je vous dis et vous allez le faire en moins de dix jours. Car, dans le cas contraire, votre bonne amie Sachilowska commencera sa visite personnalisée de l’enfer sans possibilité de rédemption. (Reileen a reculé, levant les mains.) Kovacs, vous devriez remercier les divinités de Harlan que je ne sois pas sadique. Je vous donne le choix. Nous pourrions tout aussi bien négocier sur la durée de l’agonie que va traverser Sachilowska. Voilà qui vous donnerait sûrement envie d’en terminer plus vite, n’est-ce pas ? Dix jours, dans la plupart des systèmes virtuels, correspondent à trois ou quatre ans en subjectif. Vous étiez dans la clinique Wei ; pensez-vous qu’elle supporterait trois ans de ce traitement ? Elle deviendrait très vite folle, non ?

L’effort pour contenir ma haine était trop grand. Je le sentais comme une force dans ma poitrine.

J’ai réussi à parler.

— Quels sont les termes du contrat ? Comment savoir que vous la libérerez ?

— Parce que je vous en donne ma parole, a dit Kawahara en laissant retomber ses bras sur le côté. Vous savez d’expérience que je la tiens.

J’ai acquiescé lentement.

— Une fois la clôture de l’enquête acceptée par Bancroft, j’attendrai que vous ayez disparu, puis je ferai transporter Sachilowska sur Harlan afin qu’elle y achève sa peine. (Se baissant, Kawahara a ramassé l’holofichier et a passé plusieurs pages.) Comme vous voyez, il y a une clause d’annulation dans le contrat. Bien sûr, je perdrai une grosse part de mon avance, mais compte tenu du contexte, je suis prête à le faire. (Elle a souri.) N’oubliez pas qu’une annulation marche dans les deux sens. Je peux racheter Sarah à tout moment… Si vous pensiez vous faire oublier avant de revenir voir Bancroft, abandonnez l’idée. Vous ne pouvez gagner cette main.

Le canon de l’arme a quitté ma nuque et Trepp a reculé. Le neurachem m’a tenu debout comme une combinaison de mobilité pour paraplégique. Je regardais Kawahara, anesthésié.

— Pourquoi vous donner tout ce mal, putain ? ai-je murmuré. Pourquoi m’impliquer si vous ne vouliez pas que Bancroft découvre la vérité ?

— Parce que vous êtes un Diplo, Kovacs, a dit Kawahara lentement, comme si elle parlait à un enfant. Parce que si quelqu’un peut convaincre Laurens Bancroft qu’il s’est donné la mort, c’est vous. Et parce que je vous connais assez pour prédire vos mouvements. Je m’étais arrangée pour que nous nous rencontrions dès votre arrivée, mais votre hôtel s’est interposé. Quand la chance vous a ramené à la clinique Wei, j’ai réessayé d’avoir une entrevue avec vous…

— Je suis sorti de la clinique par mes propres moyens.

— Ah oui ! votre histoire de biopirates. Vous avez vraiment cru qu’ils avaient gobé cette connerie de série B ? Soyez raisonnable, Kovacs. Cette histoire vous avait peut-être fait gravir deux marches, mais la raison – la seule raison – pour laquelle vous êtes sorti de la clinique vivant est que je leur ai demandé de vous envoyer ici. (Reileen a haussé les épaules.) Puis vous avez insisté pour vous échapper. La semaine a été chargée et j’en porte la responsabilité. Je me sens comme un comportementaliste ayant mal conçu son labyrinthe à rats.

— D’accord, ai-je dit en prenant conscience que je tremblais. Je vais convaincre Bancroft.

— Évidemment.

J’ai cherché quelque chose d’autre à ajouter, mais mon potentiel de résistance avait été drainé. Le froid de la basilique s’infiltrait dans mes os. J’ai maîtrisé mes tremblements avec effort et je me suis retourné pour quitter les lieux. Trepp s’est avancée pour m’accompagner. Nous avions fait une dizaine de pas quand Kawahara m’a appelé.

— Oh, Kovacs…

Je me suis retourné, comme dans un rêve. Elle souriait.

— Si vous réussissez à boucler l’affaire proprement et très vite, je peux envisager une sorte de prime en liquide. Un bonus, en quelque sorte. Négociable. Trepp vous donnera un numéro où me contacter.

Je me suis retourné de nouveau, me sentant insensibilisé à un degré que je n’avais pas ressenti depuis les ruines fumantes d’Innenin. Trepp m’a donné une tape sur l’épaule.

— Venez, a-t-elle lancé d’un ton aimable. Sortons d’ici.

Je l’ai suivie sous l’architecture pesante et les sourires moqueurs des gardiens encapuchonnés. Entre ses clones gainés de gris, Kawahara me regardait partir avec le même sourire. Il m’a fallu, semble-t-il, une éternité pour quitter la salle et, quand le gigantesque portail s’est ouvert, la lumière m’a envahi comme une infusion de vie. Je me suis raccroché au jour comme un noyé. La basilique était une fosse océanique, de laquelle je remontais, en tendant la main vers le soleil à la surface. Quand nous avons quitté les ombres, mon corps a avalé la chaleur comme un aliment solide. Lentement, les tremblements se sont calmés.

En m’éloignant de la croix titanesque, je sentais encore sa présence comme une main glaciale sur ma nuque.

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